Chapitre 10

   

Comme promis, Dag revint à l'heure du dîner. Faon avait mis la belle robe en coton verte que sa tante Futée avait filée et tissée. Elle le suivit au rez-de-chaussée. Le tapage qui s'échappait de la pièce où ils avaient tranquillement mangé le midi même l'arrêta net.

La voyant hésiter, Dag sourit et baissa la tête pour murmurer:

— Les patrouilleurs peuvent être drôlement chahuteurs lorsqu'ils sont réunis, mais tout va bien se passer. Tu n'as pas besoin de répondre aux questions qui te gênent. On pourra leur raconter que tu es encore tellement secouée par notre combat contre l 'être malfaisant que tu ne veux pas en parler. Ils comprendront.

Sa main se dirigea vers le col de Faon, comme pour le remettre en place, et elle se rendit compte qu'il n'essayait pas de couvrir les marques étranges sur son cou, mais au contraire qu'il s'assurait qu'elles se voyaient.

— Je pense que nous n'avons pas besoin de parler de ce qui s'est passé avec le second couteau à une autre personne que Mari.

— Bien, dit Faon, soulagée, et elle le laissa l'entraîner à l'intérieur, un bras protecteur dans son dos.

Ce soir-là, les tables étaient remplies de grands patrouilleurs impressionnants, environ vingt-cinq, dont plusieurs couverts de boue. Avertie par Dag, Faon réussit à ne pas sursauter lorsque leur entrée fut accueillie par des cris, des acclamations, des coups de poing sur la table et une volée de plaisanteries sur les trois jours de disparition de Dag. Le ton enjoué des occupants de la salle rendait la rudesse de certaines de ces railleries plus légères. Dag, souriant ironiquement, leur répondit : « Quels pisteurs ! Je pourrais jurer que vous ne trouveriez pas à boire dans un tonneau d'eau de pluie! »

— Dans un tonneau de bière, Dag! hurla quelqu'un. Qu'est-ce qui ne va pas, chez toi ?

Dag passa la pièce en revue et conduisit Faon à une table carrée au bout de la salle où n'étaient assises que deux personnes, Utau et Razi, qu'elle avait rencontrés plus tôt. Ils leur firent des signes d'encouragement alors qu'ils approchaient, et Razi poussa une chaise libre avec sa botte, l'invitant ainsi à s'y asseoir.

Faon ne savait pas quels patrouilleurs appartenaient à la patrouille de Mari et à celle de Chato. Les deux patrouilles semblaient mélangées, mais pas vraiment au hasard. Les groupes semblaient se faire par âge. Ainsi, il y avait une table avec une demi-douzaine de têtes grises, dont celle de Mari, ainsi que deux autres femmes d'un certain âge que Faon n'avait pas vues à la maison au puits, et qui appartenaient donc sans doute à la patrouille du Rondin Creux. La jeune femme avec le bras en écharpe était attablée avec trois jeunes hommes qui se disputaient tous le privilège de lui couper sa viande. A ce moment précis, elle les tenait à distance en les menaçant de sa fourchette et riait. Il semblait y avoir des hommes de tout âge, mais les femmes étaient soit plus vieilles, soit très jeunes, remarqua Faon, et elle se souvint de ce que Mari lui avait raconté de sa vie. Dans les camps, la proportion était-elle inversée?

Une flopée de filles et de garçons de salle hors d'haleine se faufilaient entre les tables, chargés de plateaux couverts de plats et de pichets, très vite dégarnis par une multitude de mains tendues. Les patrouilleurs paraissaient plus intéressés par la rapidité et la quantité que par les convenances, une attitude qui rappelait à Faon les cuisines de ferme et qui la mit presque à l'aise.

Ils s'assirent et se saluèrent tous les quatre cordialement. Razi se leva d'un bond pour récupérer des assiettes, des couverts et des verres, et les deux hommes s'occupèrent de chiper de la nourriture et des boissons pour les nouveaux venus. Ils pressèrent effectivement Dag de questions sur ses aventures, même si, malgré des allusions prudentes à Faon, ils évitèrent de l'interroger à son propos. Il répondait de façon neutre et mesurée, parfois vaguement, tout comme il l'avait fait à la table des Montegué, en détournant le plus souvent l'attention par d'autres questions. Ils finirent par abandonner et laissèrent Dag manger tranquillement.

Utau passa la pièce en revue.

— Tout le monde est bien plus joyeux ce soir. Surtout Mari. Heureusement pour tous ceux qui sont sous ses ordres, comme nous.

— Vous pensez qu'elle et Chato nous laisseront avoir un arc-à-terre avant notre départ ? demanda Razi d un air rêveur.

— Chato a l'air joyeux, dit Utau en désignant de la tête une table de patrouilleurs de l'autre côté de la pièce, même si Faon ne réussit pas à en distinguer le chef. On aura peut-être cette chance.

— Qu'est-ce qu'un arc-à-terre? demanda Faon.

Razi lui fit un grand sourire.

— C'est une fête chez les patrouilleurs. Ça arrive de temps en temps, pour fêter la mort d'un être malfaisant, ou lorsque deux patrouilles se retrouvent. Avoir d'autres personnes à qui parler est un plaisir. Non pas qu'on ne s'aime pas entre nous (Utau leva les yeux au ciel à ces mots), mais des semaines entières en notre seule compagnie peuvent être longues. Lors d'un arc-à-terre, il y a de la musique. De la danse. De la bière si on en trouve...

— On pourrait avoir des tonnes de bière, ici, fit remarquer Utau d'un air distant.

— Traîner dans des recoins sombres..., roucoula Razi en attrapant le bout de sa natte et en l'enroulant autour de ses doigts.

— C'est bon - elle a compris, coupa Dag, mais il souriait et Faon se demanda s'il se rappelait un souvenir. C'est possible, mais je garantis que ça n'arrivera pas tant que Mari n'estimera pas que tout le nettoyage a été fait. Et aussi bien fait que possible. (Ses yeux s'arrêtèrent sur quelque chose derrière Faon.) Je me sens d'humeur prophétique. Je prédis des corvées avant les réjouissances.

— Dag, tu es vraiment un oiseau de mauvais augure..., commença Razi.

— Eh bien, messieurs, s'éleva la voix de Mari. Vous avez mal aux pieds ?

Faon tourna la tête et sourit timidement à la chef de patrouille, qui s'était glissée jusqu'à leur table.

Razi ouvrit la bouche, mais Dag l'interrompit :

— Ne réponds pas, Razi. C'est un piège. La réponse la plus sûre, c'est : «Je ne sais pas Mari, mais pourquoi poses-tu cette question ? »

Les lèvres de Mari se pincèrent et elle rétorqua d'une voix doucereuse :

— Je suis tellement heureuse que tu m'aies posé cette question, Dag!

— Ce n'était peut-être pas une si bonne idée que ça, murmura Utau en souriant.

— Comment se présente la réparation de ta prothèse ?

Dag grimaça.

— Ce sera fait demain après-midi, peut-être. J'ai dû m'arrêter à deux endroits avant de trouver quelqu'un qui accepte de le faire gratuitement. Ou plutôt, en échange d'avoir sauvé sa vie, sa famille, sa vie, son territoire et tous ceux qui le peuplent.

— Naturellement, tu as oublié de mentionner que c'était toi personnellement qui avais abattu cet être malfaisant, dit sèchement Utau.

Dag haussa les épaules, irrité.

— Premièrement, ça n'était pas le cas. Deuxièmement, aucun de nous ne pourrait y arriver sans les autres, alors ils nous sont redevables à tous. Je ne devrais pas... aucun d'entre nous ne devrait avoir à quémander.

— Il se trouve, dit Mari sans relever, que demain matin j'ai un travail qui se fait assis à confier à un homme n'ayant qu'une main. Il y a dans la réserve tout un coffre rempli de carnets de route de patrouilles et de cartes de la région qui auraient bien besoin qu'on les passe en revue. Comme d'habitude. Je veux que quelqu'un qui a le coup d'œil cherche comment cet être malfaisant s'est faufilé ici, pour qu'on puisse empêcher que cela se reproduise à l'avenir. Je veux aussi une liste des secteurs alentours qui ont été particulièrement négligés. Nous allons rester ici quelques jours supplémentaires le temps que les blessés se remettent, et en profiter pour réparer les harnachements et tout remettre en état.

Utau et Razi s'égayèrent tous les deux à cette nouvelle.

— Nous essaierons de rattraper notre retard dans nos recherches, pendant ce temps. Et arrangeons-nous pour que les gens de Forgeverre nous voient faire, ajouta-t-elle avec un air sévère et un hochement de tête adressé à Dag. Qu'on leur donne du spectacle.

Dag renifla.

— On ferait mieux de leur annoncer que nous allons leur ramener deux fois plus de spectres s'ils ne sont pas contents de notre travail.

Razi s'étouffa avec sa bière, et Utau lui tapa gentiment, bien qu'inutilement, dans le dos.

— Oh, voilà qui me plairait! dit-il d'une voix rauque lorsqu'il eut repris son souffle. J'aimerais bien voir l'expression de leurs stupides visages de fermiers, juste une fois!

Faon se figea, son début de bien-être et d'amusement vis-à-vis des plaisanteries des patrouilleurs soudainement interrompu. Dag se raidit.

Mari leur jeta un regard énigmatique mais s'éloigna sans faire de commentaire, et Faon se souvint de leur conversation l'après-midi même sur la nature universelle de la rustrerie. Eh bien...

Razi continua, inconscient.

— Patrouiller dans les environs de Forgeverre, c'est comme partir en vacances. Bien sûr, on est à cheval toute la journée, mais quand on revient, il y a de vrais lits. De vraies baignoires ! On n'a pas besoin de se préparer à manger, et on ne risque pas de faire brûler la nourriture sur un feu de camp. De petits agréments pour lesquels on peut négocier en ville.

— Et pourtant ce sont des fermiers qui ont construit cet endroit, murmura Faon, et elle comprit à sa grimace que Dag avait entendu le « stupides » qu'elle avait laissé de côté.

Razi haussa les épaules.

— Les fermiers ont semé les récoltes, mais qui a planté les fermiers ? Nous.

Quoi ? pensa Faon.

Utau, sans doute moins inconscient que son camarade, la regarda et répliqua:

— Tu veux dire que ce sont nos ancêtres. Tu nous en attribues bien vite le mérite.

— Pourquoi n'en aurions-nous pas le crédit ? demanda Razi.

— Et la culpabilité aussi ? rétorqua Dag.

Razi fit la grimace.

— Je pensais que nous l'avions. Ce n'est que justice.

Dag sourit d'un air tendu et se leva.

— Bon, si je dois passer la journée de demain à étudier une pile de carnets de route mal écrits, bourrés de fautes d'orthographe et sans aucun doute incomplets, je ferais mieux de me reposer les yeux dès maintenant. Si tout le monde manque autant de sommeil que moi, ça va être une nuit bien calme, idéale pour récupérer.

— Trouve-nous des tas de patrouilles à faire dans le coin, Dag, le pressa Razi. De quoi nous occuper des semaines.

— Je verrai ce que je peux faire.

Faon se leva également, et Dag l'escorta hors de la pièce. Il n'essaya pas de s'excuser pour Razi, mais une lueur étrange assombrissait son regard et Faon n'aimait pas avoir l'impression que ses pensées retournaient à un endroit qui lui était interdit. Dehors, le crépuscule de fin d'été s'installait. Il lui souhaita bonne nuit au pas de sa porte avec une courtoisie étudiée.

   

* * *

 

Le lendemain, Dag se réveilla à l'aube, mais Faon, à sa grande satisfaction, dormait toujours. Il descendit tranquillement au rez-de-chaussée et réquisitionna deux patrouilleurs qui prenaient leur petit déjeuner pour qu'ils montent le coffre dans sa chambre. Peu de temps après, il se retrouva avec des carnets de route, des cartes et des graphiques éparpillés sur son bureau, son lit et, bientôt, le sol.

Il entendit le craquement étouffé du lit et les pas de Faon de l'autre côté du mur lorsqu'elle se leva enfin et s'agita dans sa chambre pour s'habiller. Finalement, elle passa prudemment la tête dans l'embrasement de sa porte ouverte sur le couloir, et il se leva d'un bond pour l'accompagner prendre un petit déjeuner beaucoup plus calme que le dîner de la veille, tandis que quelques derniers patrouilleurs ensommeillés sortaient seuls ou par deux.

Après le repas, elle le suivit à l'étage et observa avec intérêt les papiers et les parchemins éparpillés dans sa chambre.

— Je peux aider ?

Il se rappela sa tendance à s'ennuyer et à ne pas tenir en place, mais il entendit surtout le «Je peux rester?» sous-jacent. Il lui confia avec complaisance la tâche de réparer les stylos, lui demandant à l'occasion d'aller lui chercher un papier ou un carnet de l'autre côté de la pièce - des petits travaux seulement destinés à l'occuper, mais qui la tinrent affairée et agréablement proche de lui. Elle fut vite fascinée par les cartes, les graphiques et les carnets et se mit à les lire, ou du moins à essayer. Ce n'était pas seulement l'écriture effacée et souvent douteuse qui rendait ce processus si lent. Il s'avéra qu'elle savait lire comme elle l'avait proclamé, mais il était évident au doigt qui suivait chaque mot, à ses lèvres en mouvement et à son corps tendu qu'elle avait des difficultés, sans doute dues à la pénurie de textes sur lesquels s'entraîner. Mais lorsqu'il griffonnait une grille sur une page vierge pour transformer les entrées confuses des carnets en un tableau lisible, elle en comprenait assez rapidement la logique.

Vers midi, Mari apparut à la porte ouverte. Elle leva un sourcil en voyant Faon perchée sur le lit, absorbée dans la contemplation d'une carte avec courbes de niveaux annotée.

— Comment ça se passe? demanda-t-elle simplement.

— Presque fini, répondit Dag. Ça ne sert à rien de remonter au-delà de dix ans, à mon avis. C'est calme ici ce matin. Que font les autres ?

— Ils réparent, ils nettoient les harnais, ils sont partis dans les quartiers chics. Ils travaillent avec les chevaux. Nous avons trouvé un forgeron dont la sœur faisait partie de ceux que nous avons sauvés à la mine, qui s'est montré ravi de nous aider à l'écurie. (Elle entra dans la chambre et regarda par-dessus son épaule, puis s'appuya contre le mur, les bras croisés.) Alors... Comment cet être malfaisant a-t-il fait pour nous échapper ?

Dag tapota sa grille, posée sur la table devant lui.

— Cette région a été passée au crible il y a trois ans par une patrouille du camp du lac de l'Espoir. Ils ont essayé de couvrir un territoire nécessitant seize hommes avec seulement treize. Trois de moins. Car s'ils étaient descendus à douze, ils auraient dû effectuer deux autres passages, et ils avaient déjà trois semaines de retard dans le programme de la saison. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ont manqué quoi que ce soit. Cette créature maléfique pouvait bien n'avoir pas encore éclos.

— Je ne cherche pas quelqu'un à blâmer, dit doucement Mari.

— Je sais, soupira Dag. Maintenant, pour ce qui est des sections négligées... (Ses lèvres se découvrirent en un sourire amer.) C'est le plus révélateur. Il se trouve que toutes les sections à moins d'un jour de trajet de Forgeverre et qui peuvent être patrouillées à dos de cheval l'ont été dans les temps, ou presque, ce qui signifie qu'il y a moins d'un an de retard. Il reste à parcourir les régions marécageuses à l'ouest et les ravins rocheux à l'est qu'on ne peut arpenter sur une monture. Bande de petits paresseux, ajouta-t-il d'un air pensif.

Mari sourit amèrement.

— Je vois. (Elle se gratta le nez.) Chato et moi avons décidé qu'il me prêterait deux hommes, et que nous enverrions chacun un groupe de seize, en nous partageant les sections négligées. Nous allons tous les deux rester là à discuter avec les habitants de Forgeverre de ce que nous méritons pour le travail récent fait en leur faveur, alors j'ai pensé te nommer responsable de notre patrouille. Ça te donne le droit de choisir ta section en premier.

— C'est tellement gentil, Mari. Barboter dans de la boue puante qui nous arrive à la taille, remplie de sangsues, ou bien chuter subitement sur des rochers acérés ? Les deux me paraissent tellement charmants, je n'arrive pas à me décider.

— L'autre option, c'est de retrousser tes manches et de venir avec moi faire un bras de fer contre les habitants de Forgeverre. C'est extrêmement efficace, j'ai remarqué.

Faon, qui avait reposé la carte et écoutait attentivement cette discussion, fronça les sourcils.

Dag fit une grimace de dégoût. Dans sa liste de plaisirs personnels, organiser la parade des blessés pour faire honte aux fermiers et les pousser à mettre la main à la poche se plaçait bien derrière folâtrer avec les sangsues et à peine avant percer des furoncles suintants.

— La dernière fois que j'ai participé à ce numéro pour toi, j'ai juré que ça ne se reproduirait plus. (Il réfléchit un instant.) Et la fois d'avant aussi. Tu es sans vergogne, Mari.

— Je suis sans ressource, répliqua-t-elle, le visage tordu par la frustration. Corbeau Loyal a un jour calculé qu'il fallait au moins dix personnes dans un camp, sans compter les enfants, pour soutenir un patrouilleur sur le terrain. L'aide que nous ne parvenons pas à obtenir de l'extérieur nous retarde encore.

— Alors pourquoi n'en ramenons-nous pas plus ? N'est-ce pas ce pour quoi les fermiers ont été plantés à la base ?

C'était une dispute ancienne, et Dag n'en connaissait toujours pas la réponse.

— Devrions-nous redevenir seigneurs? demanda doucement Mari. Je ne pense pas.

— Quelle autre solution avons-nous ? Laisser le monde aller à sa perte parce que nous avons honte de demander de l'aide?

— Trouver un équilibre, dit fermement Mari. Comme nous l'avons toujours fait. Nous ne pouvons pas finir par devenir dépendants d'étrangers. (Son regard glissa sur Faon.) Pas nous.

Le silence s'installa avant que Dag reprenne la parole.

— Je choisis les marécages.

Le hochement de tête de Mari lui parut un peu trop satisfait, et il se demanda s'il n'avait pas fait une erreur. Après un instant, il ajouta :

— Mais si tu nous permets de prendre quelques palefreniers avec nous pour surveiller nos montures, nous n'aurons pas besoin de laisser un patrouilleur avec les chevaux pendant que nous travaillerons.

Mari fronça les sourcils, mais elle répondit finalement, à contrecœur :

— D'accord. Ça me paraît sensé pour les missions d'une journée, quoi qu'il en soit. Tu commences demain.

Les yeux marron de Faon s'élargirent, alarmés, et Dag comprit la source du triomphe dissimulé de Mari.

— Attends, dit-il. Qui s'occupera de Mlle Prébleu quand je serai parti ?

— Moi. Elle ne sera pas seule. Nous avons quatre autres blessés qui se remettent ici, et Chato et moi ferons des allers-retours.

— Je suis sûre que tout ira bien, dit Faon, même si un léger doute nuançait sa voix.

— Mais pourras-tu l'empêcher de se surmener ? demanda Dag d'un air grognon. Et si elle se remet à saigner ? Ou si elle prenait froid et qu'elle ait de la fièvre ?

Même Faon fronça les sourcils. Ses lèvres protestèrent silencieusement : Mais nous sommes en plein été.

— Eh bien, je serais mieux placée pour l'aider que toi, répondit Mari sans le quitter des yeux.

Elle l'observait qui s'acharnait vainement, se dit Dag avec abattement. Il se retint de se donner plus en spectacle qu'il ne l'avait déjà fait. Il avait fermé son essence depuis qu'ils avaient atteint la périphérie de Forgeverre la veille, mais de toute évidence Mari n'avait pas besoin de lire en lui pour tirer ses propres conclusions, sans parler de la manière dont Faon rayonnait comme une lampe à huile en sa présence.

Il roula son tableau et le tendit à Mari.

— Tu peux afficher ça sur le mur du rez-de-chaussée, et nous pourrons l'annoter avant de partir. Si ça peut amuser les autres. Si tu laisses entendre qu'il y aura un arc-à-terre lorsque nous aurons terminé, les choses pourraient encore aller plus vite.

Elle hocha la tête d'un air affable et se retira, et Dag demanda à Faon de l'aider à mettre le contenu du coffre en meilleur ordre qu'il ne l'avait trouvé.

Alors qu'elle lui apportait tout un tas de carnets tachés et déchirés, elle demanda:

— Ça fait deux fois que vous parlez de «planter les fermiers». Qu'est-ce que ça signifie ?

Il s'assit sur les talons, surpris.

— Tu ne sais pas d'où vient ta famille ?

— Bien sûr que si. C'est écrit dans le livre de famille qu'on garde avec les comptes de la ferme. Mon arrière-arrière-arrière-grand-père (elle s'arrêta pour compter sur ses doigts, puis hocha la tête) est venu de Lumpton, au nord du fleuve, avec son frère, il y a presque deux cents ans, pour défricher la terre. Quelques années plus tard, il se maria et traversa la branche ouest du fleuve pour fonder notre ferme. Les Prébleu vivent là depuis cette époque. C'est pourquoi le village le plus proche s'appelle Bleu-Ouest.

— Et où vivaient-ils avant Lumpton-Ville ?

Elle hésita.

— Je ne suis pas sûre. Si ce n'est que ça s'appelait seulement Lumpton à l'époque, parce que Lumpton-la-Croisée et Haut-Lumpton n'existaient pas encore.

— Il y a six cents ans, dit Dag, la région qui s'étendait du lac Mort à la côte sud ou presque était sauvage et inhabitée. Certains Marcheurs du Lac de cette région sont descendus jusqu'à la côte, à l'est et au sud, où survivaient quelques personnes dans des enclaves - tes ancêtres. Ils ont persuadé certains d'entre eux de venir avec eux et de se construire des maisons. Ils pensaient que cette région, au sud d'une certaine ligne, avait été suffisamment vidée de ses êtres malfaisants pour être sûre à nouveau. Ce qui s'avéra ne pas être vraiment le cas, même si c'était beaucoup mieux qu'autrefois. Ils échangèrent des promesses... Heureusement, mon peuple s'en souvient encore. Il y eut deux autres grandes plantations, une à l'est de Tripoint et une autre à l'ouest des Plaines des Fermiers, en plus de celle au sud du fleuve Grâce, aux Ecueils d'Argent, d'où viennent la plupart des gens d'ici. Les descendants des colons se sont lentement propagés depuis.

    Deux idées circulaient alors parmi les Marcheurs du Lac - et circulent toujours, d'ailleurs. La première était que plus il y avait d'yeux pour surveiller les attaques d'êtres malfaisants, mieux c'était. L'autre disait que tout ce que nous avions fait, c'était de planter de la nourriture pour les êtres malfaisants. J'en ai vu se développer dans des zones peuplées comme dans des zones inhabitées, et les deux cas sont aussi horribles l'un que l'autre. C'est pourquoi je ne m'implique plus dans cette dispute.

— Alors les Marcheurs du Lac étaient là avant les fermiers, dit lentement Faon.

— Oui.

— Qu'y avait-il avant les Marcheurs du Lac?

— Quoi, tu ne sais rien ?

— Pas la peine d'avoir l'air si choqué, réagit-elle, visiblement vexée, et il fit un geste d'excuse. Je sais beaucoup de choses, seulement je ne sais pas ce qui est vrai et ce qui appartient aux légendes et aux histoires pour endormir les enfants. On raconte qu'il y avait autrefois une chaîne de lacs, pas seulement le grand lac Mort. Avec sept magnifiques villes tout autour, dirigées par des seigneurs sorciers, et un roi sorcier, et des princesses, et des guerriers courageux, et des marins et des capitaines et je ne sais quoi encore. Avec de grandes tours et de superbes jardins, des oiseaux ornés de bijoux qui chantaient, des animaux magiques, des trucs saints, et la bénédiction des dieux coulant comme les fontaines, des dieux qui allaient et venaient dans la vie des gens, et d'une façon que j'aurais trouvée carrément énervante, j'en suis sûre. Oh, et des bateaux sur les lacs avec des voiles en argent, enfin, c'était peut-être des voiles en tissu blanc toutes simples qui paraissaient argentées au clair de lune, parce qu'il semble évident qu'autant de métal ferait chavirer un bateau. Ce que je sais, en tout cas, être une légende, c'est que certaines de ces villes s'étendaient sur huit kilomètres, ce qui est impossible.

— A vrai dire, dit Dag avant de s'éclaircir la gorge, cette partie est véridique. Les ruines de la Grève d'Ogachi ne sont qu'à quelques kilomètres du rivage. Quand j'étais un jeune patrouilleur, des amis et moi avons pris une pirogue pour aller les voir. Par une journée claire et tranquille, on voyait le sommet des ruines de pierre le long de l'ancien rivage, à certains endroits. Ogachi faisait vraiment huit kilomètres de large, et plus encore. C'étaient les gens qui ont construit les routes, après tout. Qui faisaient des milliers de kilomètres de long, pour certaines, avant d'être détruites.

Faon se leva et épousseta sa jupe, puis s'assit au bord du lit, perdue dans ses pensées.

— Alors - où sont-ils tous partis ? Ces bâtisseurs.

— La plupart sont morts. Quelques-uns ont survécu. Leurs descendants sont toujours là.

— Où?

— Dans cette chambre. Toi et moi.

Elle le regarda avec une réelle surprise, puis baissa les yeux sur ses mains, qu'elle observa d'un air dubitatif.

— Moi?

— D'après nos légendes... (Il fit une pause, réfléchissant à ce qu'il allait dire.) Les Marcheurs du Lac descendent de ces seigneurs sorciers qui ont échappé à la destruction totale. Et les fermiers descendent de personnes ordinaires vivant aux confins de l'arrière-pays, et qui eux ont survécu aux guerres originelles avec les êtres malfaisants, dont la première fut d'importance, et les deux qui suivirent anéantirent les Lacs, ne laissant que les Plaines de l'Ouest.

Aussi surnommées « les Plaines Mortes » par ceux qui les avaient contournées, et Dag comprenait pourquoi.

— Il y a eu plus d'une guerre ? Je n'en ai jamais entendu parler, dit-elle.

Il hocha la tête.

— Dans un sens, oui. Mais peut-être qu'il n'y en a jamais eu qu'une. La question que tu n'as pas posée, c'est : d'où viennent les êtres malfaisants ?

— Ils viennent de la terre. Depuis toujours. Seulement... (elle hésita, puis s'empressa d'ajouter:) j'imagine que tu vas me dire: pas toujours, et me raconter comment ils sont entrés dans le sol la première fois, non ?

— A vrai dire, je ne suis pas tout à fait sûr moi-même. Ce que nous savons, c'est que les êtres malfaisants descendent tous du même être primordial. Sauf que la descendance ne se fait pas comme chez nous, par les mariages, la naissance et le passage des générations. Plutôt comme un insecte monstrueux ayant pondu dix mille œufs qui sortent du sol à intervalles réguliers.

— J'ai déjà vu ça, dit Faon. Je ne savais pas ce que c'était, mais ce n'était pas un insecte.

Dag haussa les épaules.

— C'est juste une façon de voir les choses. J'en ai vu une douzaine dans ma vie, jusqu'à maintenant. Je pourrais tout aussi bien dire que le premier était un miroir qui s'est brisé en dix mille morceaux qui ont formé dix mille petits miroirs. Les êtres malfaisants, dans leur nature profonde, ne sont pas faits de substance. Ils extraient seulement la matière autour d'eux pour se faire une maison, une carapace. Ils paraissent se nourrir de la terre, en fait.

— Comment s'est-il brisé?

— Il a perdu la première guerre. A ce qu'on dit.

— Est-ce que les dieux nous ont aidés ?

Dag renifla.

— Nos légendes disent que les dieux ont abandonné le monde lorsque le premier être malfaisant est apparu. Et qu'ils reviendront quand il sera complètement débarrassé de sa progéniture. Enfin, si on croit aux dieux.

— Tu y crois?

— Je crois qu'ils ne sont pas là, oui. C'est une foi comme une autre.

— Hum.

Elle roula les dernières cartes et les attacha avant de les tendre à Dag. Il les remit à leur place et ferma le coffre.

Il resta assis un instant, la main sur le loquet.

— Quel qu'ait été leur rôle, je ne crois pas que les seigneurs sorciers aient construit toutes ces tours, ces routes et ces bateaux tous seuls. Je crois que tes ancêtres les ont aidés.

Elle cligna des yeux, mais il n'aurait su dire ce qu'elle pensait.

— Et les seigneurs ne sont pas venus de nulle part, non plus, continua-t-il obstinément. D'après notre ligne de pensée, il y avait un seul peuple, autrefois, et les sorciers viennent de là. Sauf qu'ils ont ensuite développé leur don et leurs sens et utilisé la magie pour devenir des magiciens plus redoutables, arrogants et puissants, et qu'ils se sont éloignés de leur peuple. Ce qui pourrait bien avoir été leur première erreur.

Elle pencha la tête sur le côté et elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais à ce moment des bruits de pas s'élevèrent dans le couloir. Razi passa la tête par l'entrebâillement de la porte.

— Ah, Dag, tu es là. Tu devrais sentir ça, dit-il en montrant une petite bouteille en verre dont il ôta le bouchon de cuir. Dirla a trouvé une pharmacie qui vend ça.

Dirla sourit fièrement derrière son épaule.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Faon en se penchant en avant et en reniflant alors que le patrouilleur passait la bouteille devant elle. Oh, ça sent bon ! On dirait de la camomille et des fleurs de trèfle.

— De l'huile parfumée, répondit-il. Ils en ont sept ou huit sortes.

— Vous vous en servez pour quoi ? demanda Faon naïvement.

Dag expédia mentalement son camarade au milieu des Plaines Mortes.

— Pour les muscles endoloris, affirma-t-il sur un ton de réprimande.

— Oui, pourquoi pas, dit Razi d'un air pensif.

— Des massages de dos parfumés, souffla Dirla d'une voix chaude. Hmm, quelle bonne idée.

— Vous tombez à pic, dit Dag, coupant court à la conversation avant qu'elle le replonge dans l'inconfort du trajet à cheval ou qu'elle n'incite Faon à poser d'autres questions. Il se trouve que j'avais besoin de quelqu'un pour redescendre ce coffre dans la réserve. Prenez-le, ordonna-t-il en se levant et en la montrant du doigt.

Ils grommelèrent avec bonne humeur et le soulevèrent.

Dag ferma la porte derrière eux, renvoya Faon dans sa chambre et sortit. En se demandant s'il oserait demander où se trouvait cette boutique et si elle était sur le chemin du fabricant de prothèses.

   

Il leur fallut six jours pour inspecter les marécages à l'ouest de Forgeverre.

Dag choisit d'abord la section la plus proche et put ainsi ramener la patrouille aux conforts de l'hôtel cette nuit-là - et prendre des nouvelles de Faon.

Après l'avoir cherchée avec une inquiétude grandissante dans tout l'hôtel, il la trouva dans la cuisine en train d'écosser des petits pois et de sympathiser avec les cuisiniers et les aides. Il abandonna avec soulagement la vision qu'il avait d'elle d'une jeune fille triste et solitaire parmi des Marcheurs du Lac condescendants qu'elle ne connaissait pas, mais il gardait en tête sa peur de la voir surestimer imprudemment ses forces.

Il choisit ensuite la section la plus lointaine, nécessitant une sortie de trois jours, pour en être débarrassé. Dag contra les plaintes des jeunes gens en leur racontant des histoires choisies de patrouilles dans des marécages au nord des Plaines des Fermiers en plein hiver, assez épouvantables pour faire taire les râleurs, sauf les plus déterminés. La patrouille put laisser la plus grande partie de son harnachement avec les chevaux, mais comme ils devaient protéger leur peau, leurs bottes, chemises et pantalons furent couverts d'une boue pesante. Lorsqu'ils rentrèrent à Forgeverre, tard le soir, ils furent accueillis avec un déplaisir évident par le personnel des bains de l'hôtel, situés, avec leur propre puits, entre l'écurie et le bâtiment principal. Les blanchisseuses se firent maussades en les voyant. Cette fois, Faon attendait Dag, occupant son temps et ses mains en aidant à raccommoder le linge de l'hôtel et en réclamant des histoires à deux couturières.

À son retour le lendemain soir, il lui fit le récit de leurs patrouilles lors d'un souper tardif. Il la tint en haleine en lui parlant d'une étendue de marécages plate et presque circulaire qui, il en était certain, était autrefois l'endroit où avait vécu un spectre, et qui guérissait à présent, accueillant à nouveau de la vie - un endroit infect, pour ne pas dire nauséabond, mais néanmoins florissant. Il pensait que la mort de cet être malfaisant devait dater d'au moins un siècle avant l'arrivée des fermiers dans cette région. Faon le divertit à son tour avec un long et complexe compte-rendu de ses aventures en ville. Sassa, le beau-frère des Montegué, enfin revenu chez lui, était passé la voir et avait honoré sa promesse de lui faire visiter ses verreries. Ils avaient terminé la visite par un détour dans la papeterie de son frère, ainsi que dans les locaux de son voisin, qui fabriquait de l'encre.

— Il y a plus de travail à faire ici que je ne l'aurais jamais imaginé, lui confia-t-elle d'un ton pensif et spéculatif.

De toute évidence, elle s'était surmenée. Lorsqu'il la raccompagna à sa porte, elle tombait de fatigue et bâillait si fort qu'elle put à peine lui souhaiter bonne nuit. Il passa un peu de temps à protéger son essence contre un rhume naissant, puis examina la chair en train de guérir sous les marques hideuses de l'être malfaisant pour s'assurer qu'il n'y avait ni nécrose ni infection, et il lui fit promettre de se reposer le jour suivant.

Pour Dag, la marche du lendemain fut écourtée en début d'après-midi car un patrouilleur, qui ne se contentait pas de la boue et des sangsues, se prit les pieds dans un enchevêtrement de racines de saule. Il tomba la tête dans l'eau, en plein dans un nid de vipère. Laissant la patrouille à Utau, Dag ramena en ville sur son cheval l'homme très malade et en état de choc. Il n'eut heureusement pas besoin de faire quoi que ce soit de déconseillé et de dangereux avec son essence en chemin. Il était d'ailleurs conscient, ce qui ne le réjouissait guère, qu'Utau l'avait exhorté à accepter une escorte pour l'en empêcher, le cas échéant. L'homme survécut à la chevauchée, mais aussi à son immersion brutale dans un bain et à son séchage. Il fut enfin transporté dans un lit. A ce moment-là, on avait trouvé Chato et Mari, et Dag leur laissa la responsabilité de le soigner.

Des informations que lui transmit Mari le poussèrent à partir à la recherche de Faon avant même de prendre un bain. Le son de la voix de Faon, formulant une question - bien entendu -, attira son attention alors qu'il montait l'escalier, et il fit demi-tour pour s'engager dans le couloir du deuxième étage. La porte de la chambre de Saun était ouverte, et il s'arrêta à l'extérieur alors que la réponse de celui-ci se faisait entendre :

— La première impression qu'il m'a faite a été celle d'un vieux type grincheux qui ne parle que pour critiquer. Tu vois le genre ?

— Oh, oui.

— Il chevauchait ou marchait à l'arrière et ne parlait pas beaucoup. J'ai vraiment commencé à y voir clair lorsque Mari l'a mis en bout de file - c'est le patrouilleur qui est soit le dernier, soit à la limite d'une zone, avec personne au-delà. Nous n'étendons pas notre champ de vision, mais celui de notre InnéSens, tu vois. Si tu peux sentir les patrouilleurs qui t'entourent, alors tu sais que tu ne rates pas de signes d'êtres malfaisants. Mari l'a envoyé à un kilomètre et demi. C'est plus du double de la portée de mon InnéSens, au mieux.

Faon fit un bruit encourageant.

Saun, récompensé, continua:

— Ensuite j'ai remarqué que chaque fois que Mari voulait que quelque chose qui sort de l'ordinaire soit fait, elle l'envoyait. Ou alors c'était son idée à lui. Il ne racontait pas souvent d'histoires, mais quand c'était le cas, elles parlaient de tas d'endroits, et quand je dis ça, je veux dire de partout ! J'ai commencé à additionner tous les endroits et les gens dans ma tête et j'ai pensé: «Comment est-ce possible?» Je croyais qu'il n'avait pas le sens de l'humour, mais finalement j'ai compris qu'il avait un humour extrêmement grinçant. Il ne m'a pas fait grande impression au début, mais c'est sûr que ça a bien changé. Et toi ?

— Ça a été différent, je dirais. Il est juste arrivé. Tout d'un coup. Très... très présent. J'ai l'impression de le découvrir à chaque moment un peu plus et d'être pourtant encore très loin de bien le connaître.

— Hum. Il est comme ça en patrouille, d'une certaine manière.

— Il est bon?

— C'est comme s'il était plus présent que tout le monde... Non, ce n'est pas vraiment ça. C'est comme s'il n'était nulle part ailleurs. Si tu vois ce que je veux dire.

— Hum. Peut-être. Quel âge a-t-il en fait? J'ai eu du mal à le déterminer...

Il avait beau avoir fermé son essence, quelqu'un allait bien finir par remarquer les relents de marécage remontant du couloir dans l'air humide de l'été. Dag desserra les lèvres, frappa contre l'embrasure de la porte et entra.

Saun était allongé, ne portant que ses bandages. Le reste, vêtu ou pas, était caché sous un drap. Faon, dans sa robe bleue, était assise dans un fauteuil, ses pieds nus posés sur le lit, et tentait probablement de rafraîchir ses orteils au moindre souffle d'air entrant par la fenêtre. Pour une fois, elle avait les mains vides, mais les cheveux bruns de Saun semblaient avoir été récemment peignés et tressés en deux nattes soignées.

Dag fut accueilli par leurs deux visages souriants (qui laissaient deviner à leur fraîcheur qu'ils devaient avoir à peu près le même âge), malgré la pâleur due à leurs récentes blessures. Ils avaient failli avoir raison de sa vigilance - c'était une pensée à éviter - mais leur expression ne trahissait que la confiance et l'affection. Il essaya de faire naître un tiraillement de jalousie provoquée par la différence d'âge, mais leur beauté lui donnait simplement envie de pleurer. Ce n'était pas bon. Six jours de patrouille sans un seul signe d'être malfaisant n'auraient pas dû le fatiguer et l'agiter autant.

— Comment vas-tu, Etincelle? Je te cherchais. Salut, Saun! Comment vont tes côtes ?

— Mieux. (Saun se releva avec empressement, un tressaillement contredisant ses paroles.) Ils me font marcher dans le couloir maintenant. Faon m'a tenu compagnie.

— Bien ! dit Dag cordialement. Et de quoi avez-vous parlé ?

Saun eut l'air embarrassé.

— Oh, de choses et d'autres.

Faon lui répondit prestement.

— Pourquoi me cherchais-tu ?

— J'ai quelque chose à te montrer. Dans l'écurie. Alors va chercher tes chaussures.

— D'accord, dit-elle aimablement.

Elle se leva. Elle s'éloigna dans le couloir, pieds nus. Il cria après elle:

— Doucement !

Il ne se considérait pas comme un homme d'esprit, et pourtant sa remarque provoqua encore un rire léger chez la jeune fille. Lui arrivait-il de se déplacer autrement qu'en trottinant ?

Il observa Saun, se demandant si un avertissement pourrait être utile. Il avait déjà eu l'occasion de remarquer que le jeune homme aux épaules larges plaisait aux femmes, mais cela ne l'avait jamais inquiété auparavant. Dans son état actuel, cependant, il ne représentait pas une menace pour les jeunes fermières curieuses, décida Dag. Et une réprimande pourrait attirer des questions auxquelles Dag aurait du mal à répondre, du genre : « En quoi ça te regarde ? » Il se contenta donc de prendre congé avec un signe amical de la main et commença à se retirer dans le couloir.

— Oh, Dag? appela Saun. Vieux patrouilleur?

Il souriait largement, calé sur ses oreillers.

— Oui?

Bon sang, quand diable ce garçon avait-il repris cette expression? Il devait avoir prêté plus d'attention aux occasionnels marmonnements de Dag que celui-ci ne l'aurait pensé.

— Pas la peine de me lancer ce regard noir et suspicieux. Tout ce qui intéresse ta Petite Etincelle, c'est que je lui parle de toi.

Il se laissa aller en arrière avec un petit rire - non, un ricanement.

Dag secoua la tête et battit en retraite. Au moins, il réussit à arrêter de grimacer avant d'atteindre le bas de l'escalier.

 

    * * *

 

Dag arriva à peine avant Faon dans l'écurie dont les stalles étaient remplies des chevaux des deux patrouilles. Il la conduisit devant celle où se tenait la jument placide, qu'il lui montra du doigt.

— Félicitations, Etincelle. Mari a rendu son verdict officiel. Ce gentil cheval t'appartient désormais. Tu partages la paie que nous versent les pères de la ville de Forgeverre. Je t'ai aussi trouvé cette selle et cette bride d'occasion. Ça devrait à peu près être la bonne taille pour toi. Elles ne sont pas neuves, mais elles sont vraiment en bon état.

Il ne vit pas l'intérêt de préciser que ces articles faisaient partie d'un accord privé avec l'artisan plein de bonne volonté qui avait si bien réparé sa prothèse.

Le visage de Faon s'éclaira de joie, et elle se glissa dans le box pour caresser l'encolure du cheval et lui gratter les oreilles et son étoile. La jument dilata ses naseaux et baissa la tête en signe de plaisir.

— Oh, Dag, elle est magnifique, mais... (Faon fronça le nez en signe de méfiance), tu es sûr que ce n'est pas ta part du paiement ? Je veux dire, Mari a été gentille avec moi, mais je ne pensais pas qu'elle m'avait promue au rang de patrouilleur.

Voilà qui était un peu trop perspicace.

— Si ça n'avait tenu qu'à moi, tu aurais eu beaucoup plus, Etincelle.

Faon n'avait pas l'air entièrement convaincue, mais le cheval lui donna un petit coup de museau pour qu'elle continue à le grattouiller, et elle reprit son geste.

— Il lui faut un nom. On ne peut pas continuer à l'appeler «cette jument». (Faon se mordit la lèvre, pensive.) Je vais l'appeler Grâce, comme le fleuve. Parce que c'est un joli nom et que c'est un joli cheval, et parce qu'elle nous a portés avec tant de douceur. Tu veux bien être Grâce, ma jolie, hein ?

Elle continua à la flatter et à lui parler. Pour signifier qu'elle acceptait son affection, le nom, ou peut-être les deux, la jument redressa les hanches et leva un sabot de derrière en soufflant bruyamment, ce qui fit rire Faon. Dag s'appuya contre la cloison de la stalle et sourit.

Mais au bout d'un moment, le visage de Faon se referma et se fit plus pensif. Elle ressortit du box et resta debout les bras croisés pendant un moment.

— Sauf... que je ne suis pas sûre que je vais pouvoir la garder avec mon salaire de trayeuse, ou de je ne sais quoi.

— Elle t'appartient complètement. Tu peux la vendre si tu veux, dit Dag d'un ton neutre.

Faon hocha la tête, mais son expression ne s'illumina pas.

— En tout cas, ajouta Dag, il est encore trop tôt pour que tu penses à travailler. Tu vas d'abord avoir besoin de cette jument pour voyager.

— Je me sens beaucoup mieux. Les saignements se sont arrêtés il y a deux jours, et si j'avais dû avoir de la fièvre ce serait déjà fait, et je n'ai plus de vertiges.

— Oui, mais... Mari m'a donné un congé pour ramener le couteau du partage au camp afin qu'un artisan puisse l'examiner. Je connais le meilleur. Je me disais, puisque Lumpton-Ville et Bleu-Ouest sont plus ou moins sur la route du lac Hickory, nous devrions nous arrêter chez toi et libérer ta famille de son inquiétude.

Elle lui jeta un regard flamboyant et indéchiffrable.

— Je ne veux pas retourner là-bas, dit-elle d'une voix vacillante. Je ne veux pas que toute mon histoire idiote sorte au grand jour. (Sa voix se raffermit.) Je ne veux pas me trouver à moins de cent kilomètres de cet imbécile de Radieux.

Dag prit une inspiration.

— Nous n'allons pas rester. D'ailleurs, ce ne serait pas possible, car on aura besoin de ton témoignage au sujet du couteau. Quand ce sera fait, ce sera à toi de décider où aller.

Elle se mordilla la lèvre inférieure, les yeux baissés.

— Ils vont essayer de me retenir. Je les connais. Ils ne croiront pas que je puisse être une adulte... (Sa voix se fit plus pressante.) J'y vais seulement si tu promets de venir avec moi, et si tu me promets de ne pas me laisser là-bas !

Il posa la main sur son épaule pour essayer de calmer cette étrange détresse.

— Et pourtant, ça ne te dérangerait pas que je te laisse ici ?

— Je...

— J'essaie juste de savoir si c'est le fait que je te laisse ici ou là qui te dérange ou simplement le fait que je te laisse.

Ses yeux étaient grands et sombres, et ses lèvres humides s'écartèrent lorsqu'elle releva la tête à ces mots. Dag sentit sa tête se baisser, sa colonne vertébrale se courber et ses mains glisser derrière son dos, comme s'il chutait de très haut, tout doucement...

Quelqu'un s'éclaircit la gorge derrière lui et il se redressa brusquement.

— Te voici, dit Mari. Je pensais bien te trouver là.

Sa voix était cordiale, mais elle avait les yeux plissés.

— Oh, Mari! dit Faon, un peu haletante. Merci de m'avoir donné ce beau cheval. Je ne m'y attendais pas.

Elle fit une petite révérence.

Mari lui sourit, se débrouillant pour adresser en même temps un haussement de sourcil ironique à Dag.

— Tu mérites beaucoup plus, mais c'est tout ce que je pouvais faire. Je ne suis pas complètement dénuée du sens de la dette.

Cette remarque conclut temporairement la conversation. Mari reprit la parole d'un ton bienveillant.

— Faon, tu veux bien nous excuser un instant? Il y a des histoires de patrouille dont je dois discuter avec Dag.

— Oh, bien sûr! (Le visage de Faon s'illumina.) Je vais aller parler de Grâce à Saun.

Et elle repartit en trottinant, gratifiant Dag d'un sourire pardessus son épaule.

Mari s'adossa contre un poteau de la stalle et croisa les bras sans le quitter des yeux jusqu'à ce que Faon ait disparu par la porte de l'écurie et ne puisse plus les entendre. Malgré le soleil qui tapait à l'extérieur, l'endroit était frais et sombre, et il y avait des relents de cheval. Le calme ambiant était juste dérangé de temps en temps par le mouvement d'un animal ruminant rendu apathique par la chaleur et le léger bourdonnement des mouches. Dag releva le menton, mit sa main et sa prothèse derrière son dos, enroulant son pouce autour du crochet et de l'attache élastique fixée à son poignet en bois, et attendit. Sans grand espoir.

Ce ne fut pas long.

— A quoi tu joues, mon garçon ? gronda Mari.

La moindre réponse équivalant à un «De quoi tu parles, Mari ? » n'aurait été qu'une perte de temps et de souffle. Dag baissa les paupières et attendit encore.

— As-tu la moindre idée des conséquences que cette toquade peut entraîner? demanda-t-elle avec une exaspération évidente. Je crois que tu pourrais donner cette leçon toi-même. Je crois même que tu l'as déjà fait.

— Une fois ou deux, admit-il.

— Alors à quoi penses-tu ? A supposer que tu penses seulement.

Il inspira un grand coup.

— Je sais que tu veux me dire de m'éloigner de Faon, mais je ne peux pas. Du moins pas encore. Le couteau nous lie l'un à l'autre, jusqu'à ce que je l'amène au camp. Nous allons devoir voyager ensemble pendant quelque temps encore. Tu ne peux pas t'y opposer.

— Ce n'est pas le voyage qui m'inquiète. C'est ce qui va se passer quand vous vous arrêterez.

— Je ne couche pas avec elle.

— Non, pas encore. Ton essence est fermée à double tour en ma présence depuis que tu es arrivé. Bon, d'un côté, ça ne m'étonne pas de toi - c'est une vieille habitude chez toi, tu restes voilé même dans ton sommeil. Mais là, on dirait un chat qui croit être caché parce qu'il a la tête coincée dans un trou.

— Ah, l'intimité mentale... Voilà un concept fermier qu'on pourrait adopter.

Elle renifla.

— Compte là-dessus.

— Je l'emmène au camp, assena Dag d'un air têtu. C'est un fait.

D'une voix cordiale et doucereuse, Mari murmura :

— Tu vas la présenter à ta mère ? Oh, comme c'est charmant.

Dag rentra la tête dans ses épaules.

— Nous nous arrêterons d'abord dans sa ferme.

— Oh, et toi tu rencontreras sa mère. Formidable. Ce sera un succès. Pourquoi ne pas vous prendre par la main et sauter d'une falaise ensemble ? Ce serait plus rapide et moins douloureux.

Les lèvres de Dag se pincèrent involontairement.

— Sans doute. Mais ce doit être fait.

— Vraiment? (Mari se redressa d'un coup de talon contre le poteau et Fit les cent pas dans le couloir de l'écurie.) Si tu n'étais qu'un jeune imbécile de patrouilleur voulant tremper sa mèche dans l'inconnu, je te donnerais un bon coup sur la tête et ce serait terminé. Je n'arrive pas à savoir si c'est moi que tu essaies de berner, ou toi-même.

Dag serra les dents et resta silencieux. C'est ce qui lui semblait le plus sage.

Elle retourna à son poteau, s'y appuya, racla sa botte et soupira.

— Écoute, Dag, je t'observe depuis longtemps, maintenant. Pendant les patrouilles, tu ne négliges jamais ton harnachement, ta nourriture, ton sommeil ou tes pieds. Pas comme les jeunes qui se font des illusions héroïques sur leur résistance, jusqu'au jour où ils s'écrasent sur un mur de pierre. Tu ménages ton corps sur le long terme.

Dag pencha la tête sur le côté, ne sachant pas où elle voulait en venir.

— Mais même si tu n'affames pas ton corps, tu affames ton cœur, et pourtant tu te conduis comme si tu pouvais tirer éternellement sur tes réserves, sans jamais avoir à payer. Si tu t'effondres - quand tu t'effondreras -, ce sera comme un homme affamé. Je suis là à te regarder commencer à basculer, et je ne sais pas si mes mots sont assez forts pour te rattraper. Je ne sais pas pourquoi, bon sang (sa voix se fit encore plus exaspérée), tu ne t'es pas intéressé à l'une de ces braves veuves que ta mère - bon, d'accord, pas ta mère -, que tes amis et ta famille t'ont présentées avant de se résoudre à abandonner. Si ç'avait été le cas, je pense que tu serais immunisé contre ce genre de sottises, couteau ou pas.

Dag se courba encore plus.

— Ça n'aurait pas été honnête vis-à-vis de cette femme. Je ne peux pas retrouver ce que je partageais avec Kauneo. Le problème ne vient pas des femmes, mais de moi. Je ne peux pas donner à quelqu'un d'autre ce que j'ai donné à Kauneo.

Usé, vidé, sec.

— Personne ne te demandait ça, à part toi, peut-être. La plupart des gens ne savent même pas que ce que tu partageais avec Kauneo existe. Pourtant ils parviennent à s'accorder tant bien que mal.

— Elle serait morte de soif, à essayer de boire à ce puits.

Mari secoua la tête, les lèvres serrées en signe de désapprobation.

— C'est dramatique, ce que tu dis là, Dag.

Il haussa les épaules.

— Ne réclame pas des réponses que tu ne veux pas entendre, alors.

Elle détourna les yeux, une moue aux lèvres, et regarda les chevrons couverts de toiles d'araignées poussiéreuses et de brins de paille. Elle tenta de biaiser.

— Tout bien considéré, je ne peux pas m'opposer à ce que tu te fasses plaisir. Pas toi. Et après tout, cette fermière n'a pas de famille ici pour en faire un scandale.

Dag fronça les sourcils, et un espoir imbécile naquit dans son cœur. Mari s'apprêtait-elle à dire qu'elle ne s'interposerait pas ? Non, sûrement pas...

— Si on ne peut pas te faire changer d'avis ni te raisonner, eh bien, il faut prendre en compte que ces choses-là arrivent, n'est-ce pas ? (Le sarcasme teintant sa voix détruisait également cet espoir-là.) Mais si tu es si déterminé à t'impliquer dans cette histoire, j'espère que tu as un plan pour t'en sortir, et je veux l'entendre.

Je ne veux pas en sortir. Je ne veux pas qu'il y ait de fin. C'était une découverte troublante, et Dag ne savait pas quoi en faire. Bon sang, il n'avait même pas commencé... quoi que ce soit. Cette discussion allait trop vite pour lui, ce qui était sans doute l'intention de Mari.

— Tous les grands projets que j'ai faits dans ma vie se sont terminés par des surprises horribles, Mari. J'ai juré de renoncer aux projets il y a quelque temps.

Elle secoua la tête avec mépris.

— Je préférerais presque que tu sois un pauvre rustre à qui je puisse botter les fesses. Enfin... non, pas tout à fait... Mais tu es toi. Si, lorsque cette histoire prendra fin, cette fille est brisée - et je ne vois pas comment ce pourrait être autre chose qu'une aventure -, tu le seras aussi. Double désastre. Je le vois venir, et toi aussi. Alors que vas-tu faire?

— Que suggères-tu, voyante? demanda-t-il sèchement.

— Qu'il n'y a aucun moyen pour que ça finisse bien. Alors ne commence pas.

Je n'ai pas commencé, voulut préciser Dag. Une vérité sur ses lèvres et un mensonge dans son essence, peut-être? L'instinct de survie avait fini par être sa dernière vertu depuis bien, bien longtemps. Il se chevilla la patience au corps et resta là, immobile.

Devant ce silence têtu, Mari changea à nouveau de position et d'angle d'attaque.

— Il y a deux grands devoirs pour ceux nés de notre sang. Le premier est de continuer la longue guerre, avec un courage résolu, dans la vie comme dans la mort, avec espoir ou désespoir. Tu n'as jamais manqué à ce devoir.

— Une fois.

— Jamais. Une défaite écrasante n'est pas un échec. C'est seulement une défaite. Cela arrive parfois. On ne m'a jamais dit que tu t'étais enfui de cette corniche, Dag.

— Non, admit-il. Je n'en ai pas eu l'occasion. Etre encerclé complique un peu la fuite, et je n'ai pas eu le temps de résoudre ce problème.

— Oui, bon. Mais alors il y a l'autre grand devoir, le second, sans lequel le premier est futile, minable et illusoire. Le devoir auquel tu as manqué jusque-là.

Il releva la tête, piqué et méfiant.

— J'ai donné mon sang, ma sueur et toutes les années de ma vie. Je dois encore mes os et la mort de mon cœur, que je compte bien donner, et ce sera fait en temps voulu si l'occasion m'en est offerte, mais le suicide est une faiblesse et une fuite des responsabilités dont personne ne m'accusera jamais. J'en ai décidé ainsi il y a des années. Je ne vois donc pas de quoi tu veux parler.

Elle serra les lèvres et le dévisagea avec conviction.

— Le second devoir est de créer la prochaine génération qui continuera la guerre. Parce que tout ce que nous faisons, les kilomètres et les années que nous parcourons, tout notre sang, notre sueur et nos sacrifices ne signifieront rien si nous ne transmettons pas l'héritage de notre corps. Et c'est une tâche dont tu t'es détourné ces vingt dernières années.

Derrière son dos, sa main droite agrippa son poignet jusqu'à ce qu'il entende le bois craquer, et il se força à relâcher sa prise pour ne pas briser ce qui venait tout juste d'être réparé. Il essaya de serrer les dents pour retenir toute réponse, mais une s'échappa néanmoins.

— Tu as décidé de me ressasser le discours de ma mère, hein ?

— Je crois que je pourrais réciter ses paroles par cœur, j'ai entendu ses plaintes si souvent, mais non. C'est ce que je pense au fond de moi et dont j'ai acquis l'intime conviction. Écoute, je sais que ta mère t'a poussé trop vite et trop fort après Kauneo, et c'est pour cela que tu l'as délaissée, je sais qu'il te fallait plus de temps pour surmonter ça. Mais le temps est écoulé, Dag, le passé est derrière toi.

Cette jeune fermière en est la preuve, s'il t'en faut une. Et je ne veux pas être là lorsque tu t'effondreras.

— Ça n'arrivera pas. Nous partons.

— Ça ne suffit pas. Je veux ta parole.

Tu ne l'auras pas. Etait-ce, en soi, une sorte de décision ? Il savait qu'il vacillait, mais avait-il déjà dépassé le point de non-retour ? Et quel serait ce point? Il ne le savait pas. Sa tête cognait à cause de la chaleur, et une profonde lassitude s'empara de lui. Ses vêtements en train de sécher le piquaient et empestaient. Il rêvait d'un bain froid. S'il gardait la tête sous l'eau suffisamment longtemps, la douleur cesserait-elle ? Dix ou quinze minutes devraient suffire.

— Si j'étais mort à la Corniche des Loups, je n'aurais pas eu d'enfants non plus, gronda-t-il.

    Et même ma famille ne pourrait pas se plaindre. Ou, du moins, je n'aurais pas à Les écouter.

— J'ai un plan. Pourquoi ne fais-tu pas comme si j'étais mort?

Il tourna les talons et s'éloigna.

Ce qui aurait fait une sortie plus grandiose si elle n'avait pas hurlé, rageuse et néanmoins avec justesse :

— Oh, ben tiens pourquoi pas ? Voilà ! Tu l'es !